Voici deux ouvrages ayant en commun la longueur. Celui de Martin Rueff fait 459 pages, celui de Jérome Rothenberg 928. Précisons que cet avertissement vise à tremper plutôt qu’à tempérer l’enthousiasme du lecteur. À quoi l’on ajoutera que l’anthologie Rothenberg demande, pour être appréciée, une bonne connaissance de l’anglais, l’essai de Martin Rueff une maîtrise approfondie de la philosophie. Affirmons enfin que quiconque ne se sentira pas rebuté par un tel préambule, tirera un plaisir égal aux deux lectures.
Martin Rueff est poète (Icare crie dans un ciel de craie, Belin 2008) philosophe et traducteur de l’italien. C’est aujourd’hui le philosophe qui écrit, sur l’autre poète philosophe qu’est Michel Deguy. De tous les poètes français contemporains, Michel Deguy est celui qui suscite le plus de commentaires sur son œuvre. Cela tient évidemment à la qualité de son travail, à l’excitation pour l’intelligence que réserve sa difficulté, mais aussi à son écoute des poésies et poétiques étrangères dont témoigne la revue Po&sie qu’il dirige depuis trente ans, comme à l’écho que suscitent ses nombreuses apparitions dans les universités du monde entier, nord-américaines en particulier. Michel Deguy est un poète qui voyage et qui pense, dont la pensée voyageuse interroge le monde directement à même le terrain. C’est enfin un écrivain dont les essais de poétique sont presque plus nombreux que les livres de poème proprement dits. Cela dit sans aucune trace négative de notre part.
Pour engager les lecteurs à lire l’étude de Martin Rueff nous choisirons d’entrée le mode de la traduction et de l’écriture claire. L’écriture philosophique française de ces dernières décennies a en effet suivi les complexités de l’école transcendantaliste allemande (Kant, Hegel, Heidegger) plutôt que la tradition que nous appellerons classique européenne (Descartes, Spinoza, Nietzsche). Or c’est la première voie qu’emprunte Rueff, pour mieux rendre compte des méandres de la pensée de son modèle, elle-même subtilement marquée par les styles de Heidegger et Derrida. La difficulté d’accès de l’étude s’en trouve pour ainsi dire redoublée et notre volonté d’en traduire l’essentiel à destination du lecteur non philosophe risque d’en schématiser la portée. Cela d’autant que Martin Rueff semble avoir écrit plusieurs livres en un seul. Il y a d’abord l’immense appareil des notes critiques qui divise, pour ainsi dire, chaque page du livre en deux, induisant une lecture à foyer divergent. Certes, nous avons entendu l’auteur défendre lui-même avec éloquence son choix typographique. À quoi il faut toutefois ajouter les ambiguïtés du projet. Lequel ne vise pas seulement à produire une étude sur le poète-philosophe Michel Deguy mais à en faire le vecteur ou mieux le véhicule d’une interrogation philosophique propre, d’ailleurs du plus haut intérêt.
Qu’est-ce qui attire Martin Rueff chez Deguy ? Assurément une affinité d’écriture et de tempérament. Aux yeux de Martin Rueff, Deguy représente ce miracle d’avoir su maintenir en lui-même un équilibre moins statique que dynamique entre poésie et philosophie. Deguy est un dialecticien, c’est à dire au sens premier du terme un homme de dialogue. À cette nuance importante près qu’il ne pratique pas le dialogue à la manière d’un Socrate commodément dévoyé par Platon pour nourrir l’Idée majuscule de Vérité, ni même comme Hegel allant de synthèse en synthèse provisoire, sur le chemin ardu de l’Histoire, par la voie de la négation. Deguy n’est pas non plus un sophiste, dont il se rapproche quelquefois dangereusement, mais un philosophe du « trope », c’est à dire du « tourner de la langue sur elle-même » en sa figuration. Pour lui, notre pouvoir fondamental tient en un verbe qu’il emprunte à la langue de Montaigne, à savoir « commer », par quoi il désigne tout à la fois le travail de comparution et de comparaison à quoi se livre la poésie. Nous les poètes, dit Deguy, « commons » ou, pour écrire ce mot à notre manière, « sommons » les phénomènes au tribunal des jugements « approximatifs » où les condamne à la relaxe —à l’élargissement par amplification ?— la poésie.
Le poète Deguy, souligne Martin Rueff, opère la réalité par le scalpel de son « empirisme perçant ». Autant dire qu’il ne se satisfait d’aucun repos dans le « même » d’une croyance ou d’une identité définitive. Tel un athlète Giacometti de la pensée en marche, Deguy sonde et tourmente les atermoiements complaisants à elle-même de la pensée. On comprend que son œuvre pose l’enjeu conjoint d’une esthétique et d’une éthique. Soit un laïcisme affirmé qui ne se satisfait d’aucune révélation magnétique émanant d’un quelconque arrière-pays surréaliste d’où viendraient les injonctions du rêve ni d’un quelconque « royaume » religieux accessible par voie expresse de la prière. Prisonniers du langage que nous sommes, nous ne pouvons au mieux que le surmonter en le dé-figurant et le re-configurant. C’est le travail du poète et c’est aussi la seule forme de sublime à laquelle nous ayons accès. On ne peut concevoir vision plus héroïquement laïque de la poésie — laïque et lyrique. D’où les irritations que ne manque pas de provoquer la personnalité tout ensemble critique et conciliante, donc en apparence distante, du poète. Pour nous qui avons envers Michel Deguy du respect, au sens étymologique du mot, aussi bien que le goût du dialogue commun sans crainte quelquefois de le contredire, par conformité à ses principes dialectiques mêmes, nous saluons, aux côtés de Martin Rueff, la cohérence exemplaire d’une telle position dans la poésie d’aujourd’hui. En ce sens la « poétique » Deguy, comme interrogation philosophique sur les critères de légitimité de la poésie, revêt une valeur indiscutable.
Là où nous ne sommes plus tout à fait sûrs d’adhérer à la démarche des deux poètes c’est lorsque leur jugement poétique se prononce, en contravention même de leurs principes, sur les phénomènes de « mimétisme identitaire » auxquels conduirait la société capitaliste dont ils sont, eux comme nous, les hôtes. Ce qui rentre en jeu à ce stade c’est, oserons-nous dire, l’inconscient — l’inconscience ?— élitaire du poète dont le modèle est Michel Deguy. Première remarque qu’on jugera facile, la poésie de Deguy est l’héritière de l’hermétisme mallarméen. En ce sens les quatre cent cinquante-neuf pages du commentaire de Martin Rueff sont destinées au décryptage par une infime minorité. La dialectique —le dialogue— revendiquée touche ici très vite ses limites. Dans l’exercice socratique platonicien adressé à l’homme de la rue, elle s’avérait en revanche nettement plus pédagogique. Quant à la dénonciation de ce que Deguy nomme « le culturel », à quoi l’étude de Rueff consacre le chapitre II de son étude, non seulement elle ne nous convainc pas en dépit de ses analyses séduisantes sur les platitudes de la pensée patrimoniale ou médiatique régnante, mais elle nous semble surtout rassembler sans partage, donc sans critique, un agrégat de faits divers idoinement conceptualisés. La notion d’aliénation par la marchandise est un dogme de trop pour une pensée qui se veut non dogmatisante dans sa démarche. Or on revient ici, sans le moindre examen, à une forme d’objectivation sociologisante reposant sur un postulat idéologique que nous qualifierons d’anti-moderne. Où, paradoxe des paradoxes, Marx rejoint Heidegger. Ainsi ce que nous avions obtenu en bénéfice de lucidité se gaspille en quarante pages de critique essentialisante, tout cela par volonté apparente de couvrir exhaustivement le champ entier de l’aventure humaine. N’est-ce pas là que « l’empirisme perçant » de Michel Deguy rencontrerait l’écueil de la vieille idéologie ? À moins que ce ne soit Martin Rueff lui-même qui, pour le coup, aurait succombé à une admiration canonisante sans recul ?
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Quant à l’anthologie que nous attribuons à Jerome Rothenberg sans aucunement minimiser le rôle de l’universitaire Jeffrey C. Robinson son associé, nous commencerons par préciser qu’elle est le troisième volume d’une somme éditoriale voulue par le poète américain lui-même. J’ai, le présentant à la Maison de la Poésie il y a quelques mois, comparé Jerome à un esprit encyclopédiste du XVIIIè siècle européen émigré sur la côte californienne. On se souvient que Goethe, dans ses conversations avec Eckermann, appelait de ses vœux l’émergence d’une littérature mondiale. Le vœu de Goethe, ici à Berkeley, est tout simplement en voie de réalisation. La manière dont Rothenberg s’est employé depuis plus de cinquante ans à explorer et retendre les liens entre l’Amérique du Nord et l’Europe Centrale, dont il est issu par émigration, est absolument admirable. On a récemment traduit en français —près de quarante ans après sa parution— ses Techniciens du sacré (José Corti), grande collation des mythes amérindiens mais on pourrait tout aussi bien attirer l’attention sur cet étonnant Revolution of the word (Révolution des Mots ou du Verbe, selon qu’on traduit), large recensement de la poésie américaine en exil en Europe au début du XXè siècle (Pound, Stein, Crosby, MacAlmon etc…) soumise à imprégnation au contact du modernisme européen. Le volume présent réunit textes poétiques et manifestes essentiels du romantisme, parus sur les deux rivages de l’Atlantique. Il s’agit d’une synthèse comme seule l’Amérique peut en fournir tant l’Europe a pris tardivement conscience de ses racines littéraires communes. Ne boudons pas notre plaisir puisque nous ne connaissons rien d’équivalent de ce côté-ci de l’océan. Voir rassemblés en un même livre le meilleur de Shelley, Coleridge, Byron, Keats mais aussi Hölderlin, Leopardi, Goethe, Blake et Schiller —poèmes aussi bien que textes théoriques—est mine inépuisable pour la réflexion. Nous qui avons écrit « Nous sommes tous des Romantiques allemands » (Calmann-Lévy, 2005) nous voyons ici rejoints et justifiés dans notre sensibilité synthétique européenne. Lire Baudelaire à côté de Petöfi et de Rossetti, contemporains exacts, placer Constantin Guy en regard des Préraphaélites, suivre Baudelaire à Honfleur cependant que Rossetti monte dans le train l’emmenant de Boulogne vers Amiens et Paris, donne un nouvel ébranlement à la lecture. Outre ces nouveaux effets de transport purement technologiques on ne goûtera pas moins le transport des poèmes élus vers la langue anglaise —traversée et traduction. Comme le dit dans son introduction Jeffrey C. Robinson l’un des caractères fondamentaux du « romantisme » est son sens de la mobilité. L’une des questions que la lecture de cette anthologie nous fait inévitablement nous poser est : où en sommes-nous de ce goût pour l’infini et le nouveau -ciel ou gouffre qu’importe !— dans un monde en voie de clôture ?
JACQUES DARRAS 05/02/2010
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Martin RUEFF. Différence et Identité. Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel (Hermann, Paris 2009)
Jerome ROTHENBERG and Jeffrey C. ROBINSON. Poems for the Millennium. Volume three. The University of California Book of Romantic and Postromantic Poetry (University of California Press Berkeley and Los Angeles 2009) ****